Bonjour,

Suite au décès d'Eric de Rosny, j'ai écrit un petit texte en hommage qui paraîtra dans le Monde de ce soir (daté de demain donc, mercredi 14 mars). Le voici.

Bien amicalement,

Gilles Séraphin.

NB: je vous conseille vivement de lire ses ouvrages, dont Les yeux de ma chèvre, La nuit, les yeux ouverts, l'Afrique de sguérisons ou sa biographie, "Quand l'oeil écoute". GS.


> Message du 13/03/12 10:00
> De : "SERAPHIN Gilles"
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gilles.seraphin@wanadoo.fr
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Jésuite et anthropologue. Jésuite et néanmoins «guérisseur» initié au sein de l’ethnie douala du Cameroun. En apparence, rien ne destinait Eric de Rosny, mort le mars dans 82ème année, à cette vie d’exploration passionnée dans plusieurs territoires éloignés, si ce n’est une insatiable curiosité associée à un impératif absolu d’amour et de respect de l’Autre. Pour reprendre une expression qu’il affectionnait, il s’est engagé dans diverses «échappées».

Né en 1930 au sein d’une famille de vieille noblesse, demeurant à la fois à Paris et à Boulogne-sur-Mer dont la plupart des membres se destinaient à la carrière militaire, il intègre dès ses 19 ans la Compagnie de Jésus. Première échappée dans une nouvelle famille qui constituera, toute sa vie durant, le cœur de son engagement. Il la servira sur divers continents, en tant que novice, prêtre, «provincial» (responsable d’une «province», dans le vocabulaire de cet ordre) ou enseignant. A la fin de sa vie, il enseigne l’anthropologie de la santé à l’Université catholique de l’Afrique centrale (UCAC), assiste les Communautés vie chrétienne (CVX) du Cameroun, et accompagne nombre de religieux dans leurs exercices spirituels ignaciens.

C’est à Douala, capitale économique et plus grande ville du pays, où il vécut de longues périodes depuis 1957, que ce jeune prêtre connaît sa seconde échappée. Il est tout d’abord intrigué. Ses élèves du collège jésuite font fréquemment allusion à la «sorcellerie». En outre, par souci d’intégration, il habite alors le quartier populaire d’Akwa, majoritairement peuplé de membres de l’ethnie Douala et où, fréquemment, le soir, son attention est happée par le son des instruments marquant les pratiques rituelles traditionnelles.

En visiteur curieux mais respectueux, il multiplie les rencontres, lie amitié, assiste à des cérémonies. Il se lance aussi dans l’apprentissage de la langue, observe, questionne… Sur les pas de son ami Din, un nganga (guérisseur) qui lui «ouvre les yeux», il sera bientôt initié aux mystères du «monde invisible». Il y décèle les situations sous-jacentes de conflits et de violences. Puis, il analyse.

Il établit ainsi dans ses récits un parallèle entre cette initiation par un nganga, dont la pratique repose sur la «double-vue», et celle qui résulte des exercices spirituels ignaciens, dont la pratique s’appuie sur la «vue imaginaire» (d’où le titre – Quand l’œil écoute – de son récit biographique paru en 2007 dans un hors-série de la publication Vie chrétienne). Il devient dans les années 1990 l’un des vingt-sept vieux «sages» de Douala, un beyum ba bato. C’est probablement le titre dont il fut le plus fier, tant il marquait son intégration totale dans cette communauté.

Par le récit de cette initiation et surtout par la description de ce nouveau territoire –la vie traditionnelle doualaise–, Eric de Rosny s’engage alors, sans en avoir encore pleinement conscience, dans une nouvelle échappée, à la fois éditoriale et scientifique, couronnée par l’obtention d’un doctorat honoris causa en 2010 (université de Neuchâtel). Mais c’est dès 1981 qu’il connaît un grand succès par la publication du livre Les Yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala (Plon, «Terre Humaine»), qui fera l’objet de nombreuses traductions. Près d’une dizaine d’autres livres et une centaine d’articles ou de contributions à des ouvrages collectifs suivront.

Son regard sur la société de Douala révèle la densité culturelle de ce peuple : chacun, dans la vie quotidienne, pour vivre, survivre, se protéger, agir, réagir, conquérir, rêver, imaginer, allie sans cesse un imaginaire traditionnel, reposant sur une vision du monde duale (au monde visible est intégré un monde invisible) à des références et contraintes du monde dit «moderne».

 

[INTER]Un regard autocritique

 

Dans ses recherches scientifiques, Eric de Rosny a interrogé la nature de son regard, pour prendre conscience des apports et limites de ses références évangéliques. Il s’interroge sans cesse. Par exemple, il tente de cerner dans quelle mesure son analyse de la double-vue était influencée par sa formation ignacienne (dont les exercices reposent sur la vision), ou alors par les écrits de René Girard, notamment par La Violence et le Sacré… Ses références chrétiennes n’étaient en rien une limite à sa pratique scientifique puisqu’elles faisaient l’objet, comme l’ensemble de ses références, d’un regard autocritique.

Dans les années 1990, Eric de Rosny s’intéresse à l’émergence de nouveaux mouvements religieux en Afrique, qu’ils soient d’inspiration traditionnelle, protestante ou catholique. Il publie plusieurs écrits, la plupart sous forme de panorama, afin d’éclairer ce paysage mouvant.

Eric de Rosny laisse pour certains le souvenir d’un ami attentionné, bienveillant, affectueux et sincère. Pour d’autres, celui d’un croyant qui essayait toujours d’adapter son comportement et son sens critique à sa foi. Pour tous, celui d’un grand chercheur, intègre et méticuleux, qui a su dévoiler la richesse d’une société, Douala, qui réussit tant bien que mal à sauvegarder ses traditions (non seulement des rites et des pratiques mais aussi et surtout un système de références) tout en les adaptant aux contraintes de la société moderne mondialisée. A moins que ce ne soit le contraire : adapter les contraintes «modernes» aux références traditionnelles.

Gilles Séraphin,

sociologue

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